La répression féroce exercée par le royaume saoudien contre les voix dissidentes et les personnes défendant les droits humains ne date pas d’hier, loin de là. Lutter pour plus de démocratie, la fin des discriminations ou encore l’état de droit se paie souvent très cher à Riyad.
Ainsi, la levée, cette année, de l’interdiction de conduire faite aux femmes, ne doit pas faire oublier que cette avancée a d’abord été précédée d’une vague d’arrestations de plus d’une dizaine d’activistes, criminalisé.es précisément pour avoir réclamé cette avancée. Leurs noms ne disent peut-être rien au grand public, mais pourtant Noha Al Balawi, Hessa al-Sheikh, ou encore Walaa Al Shubbar, Ibrahim al-Modeimigh, et bien d’autres, ont payé de leur liberté et tâté de la geôle saoudienne simplement pour avoir demandé à ce que les femmes aient le droit de conduire un véhicule. Bien que certain.es aient été relâché.es au bout de quelques mois de possibles tortures, d’autres, comme Loujain al-Hathoul, Dr. Eman Al-Nafjan ou Aziza Al Youssef arrêté.es en mai 2018, sont encore détenu.es à l’heure actuelle. Leurs cas, quasi absents des médias, n’ont pour l’instant suscité l’émoi que de quelques ONG telles ISHR (voir notre Briefing paper à ce sujet) et des Nations Unies.
Le 21 août dernier, le procureur général saoudien requérait la peine de mort contre six défenseur.es des droits humains dont Israa al-Ghomgham. Cette dernière deviendrait la première femme exécutée en raison de son engagement pour les droits humains, si la sentence était confirmée à l’issue de son procès qui s’ouvre le 28 octobre prochain. En juillet 2017, le royaume du prince Mohammed bin Salman exécutait Yusuf Al-Msheikhass, Amjad Al-Muaybed, Zuhair Al-Basri et Mahdi Al-Sayegh pour avoir participé à des manifestations pacifiques. En mai 2014, Raif Badawi, condamné à 10 ans de prison, 1000 coups de fouet et un million de riyals d’amende, recevait ces 50 premiers coups de fouet en public. Son crime ? Avoir appelé, en ligne, à plus de démocratie dans le pays. En avril 2014, Fadhil al-Manasif était condamné à 15 ans de prison pour avoir relayé en 2011 des informations relatives à des manifestations. Selon ses dires, pendant la détention précédant son procès, il fut victime de passages à tabac, électrocution et autres formes de torture (forcé à rester debout pendant des durées interminables, par exemple).
La liste est longue, et elle remonte encore plus loin dans le temps. Et elle ne comprend que les cas ayant réussi à filtrer hors des barrières opaques du Royaume qui exerce une censure sévère sur les informations communiquées à l’extérieur à son sujet. L’ aversion de Riyad pour de nombreuses questions relatives aux droits humains est un secret de Polichinelle. L’inquiétante nouveauté apportée par l’assassinat de Jamal Khashoggi ne consiste donc pas tant dans la cible choisie (un journaliste réputé pour son opposition au régime), mais dans le mode opératoire. Forte de la relative indifférence rencontrée face à ses pratiques intra muros, l’Arabie Saoudite ne semble effectivement plus hésiter à pourchasser les défenseur.es hors de ses frontières. Le cas Khashoggi n’est donc pas une surprise, c’est une malheureuse suite logique, une escalade dans la terreur qui ne semble plus connaître de limites. Les défenseur.es des droits humains étant sans défense au niveau national et sans véritable levier de pression à l’international, ils/elles sont désormais en danger où qu’ils/elles se trouvent.
D’autant que l’Arabie saoudite a de très nombreux amis, aux quatre coins du globe. Ce sentiment de toute puissance et d’impunité qui caractérise les crimes commis contre la société civile par le Royaume saoudien ne peut en effet se comprendre sans lever le voile sur les puissants et indéfectibles soutiens dont la monarchie pétrolière bénéficie sur la scène internationale.
Une responsabilité partagée ?
Il y a encore trois semaines à peine, nombre d’entreprises et d’organisations étrangères trouvaient envisageable de participer au Davos du Désert organisé par le Prince Bin Salman, alors même que les attaques répétées et parfois sanglantes du Royaume contre la société civile avaient tant de fois fait l’objet de rapports et d’interpellations de la part d’ONG des droits humains. Bien que bienvenues, les défections en masse de participant.es à ce forum économique, en réaction à l’affaire Khashoggi, ne doivent ainsi pas faire oublier que cela fait fort longtemps que toute entité commerçant avec l’Arabie saoudite aurait dû se poser un tel cas de conscience. Tardif, espérons que ce dernier sera désormais durable.
Prêter attention aux droits humains lors de négociations commerciales n’est pas qu’une question éthique, elle devient, elle aussi, une question éminemment économique. Entrer en pourparlers pour un contrat (ou un Forum économique) pour finalement se désister à la dernière minute en raison d’un scandale international, est une peine et une perte que les participants au Davos du Désert auraient pu s’éviter en regardant de plus près la situation des droits humains à Riyad. Ce ne sont pas les rapports d’ONG qui manquent à ce sujet. Et quand les défenseur.es des droits humains sont attaqué.es dans un pays, c’est l’Etat de droit qui est menacé. Cette menace est un facteur d’instabilité peu propice au business.
En plus de lui fournir, via des échanges commerciaux florissants et ininterrompus, l’assise financière nécessaire pour peser de tout son poids sur la scène internationale et museler sa société civile au niveau national, certains alliés de l’Arabie Saoudite lui en fournissent également les armes, au sens propre.
Equipements militaires, appareils technologiques ou services fournis par des pays tels que la France, la Suisse ou encore les Etats-Unis abondent en Arabie Saoudite, marché lucratif pour nombre d’entreprises et institutions étatiques. Certes, nombreux sont les pays au monde à ne pas observer un respect scrupuleux, constant et sans faille des droits humains. Néanmoins, cela ne doit pas être une excuse pour n’appliquer absolument aucune diligence en la matière. Le principe de précaution devrait ainsi inciter a minima les sociétés à ne pas contribuer à l’approvisionnement de biens ou prestations lorsque ceux-ci seront utilisés pour la commission de graves violations de droits humains. A ce titre, on ne peut que saluer la toute récente décision de l’Allemagne de geler toutes ses exportations d’armes vers l’Arabie. Espérons que d’autres pays lui emboîteront le pas très prochainement.
Etant donné la situation du pays, il est de toute logique que, tant par leur nature (ex : armes), que par l’usage qui en est fait (ex : équipements de surveillance), certains biens fournis par les nombreux amis de l’Arabie Saoudite participent directement à la détérioration de la situation des civils et des défenseur.es des droits humains dans le Royaume.
Et en-dehors du Royaume aussi d’ailleurs. Faisant déjà face à la « pire crise humanitaire du monde » depuis plusieurs années, le Yémen pourrait très prochainement devenir le théâtre de la « pire famine du siècle », a averti le Programme Alimentaire Mondial il y a quelques jours lors d’une conférence de presse à Genève. En cause : l’impitoyable blocus exercé par l’Arabie Saoudite depuis quatre ans sur le pays, blocus empêchant toute forme d’assistance de parvenir aux populations civiles. Or, non contente de priver ces dernières de tout accès aux biens de première nécessité, la coalition menée par le gouvernement du Yémen et l’Arabie Saoudite en a aussi fait la cible privilégiée de bombardements incessants et d’exactions en tous genres.
Le groupe d’expert.es mandatée.s par le Conseil des droits de l’Homme pour enquêter sur la situation au Yémen a ainsi souligné que certains actes commis contre les civils s’apparenteraient à des crimes de guerre. Actes commis, rappelons-le, avec le blanc seing, l’approbation tacite et dans de nombreux cas, les armes fournies par les alliés internationaux de l’Arabie Saoudite. Actes auxquels le groupe d’expert.es a appelé à mettre fin sans délai dans son rapport.
Il est plus que temps de passer de la parole aux actes
Alors que le procès d’Israa Al-Ghomgham s’ouvre dans quelques jours et risque de se conclure par la première exécution d’une femme défenseure des droits humains ; alors que la famille de Jamal Khashoggi ignore encore où se trouve son corps ; alors que Loujain al-Hathoul attend encore en prison de savoir ce qu’il adviendra d’elle pour avoir osé militer pour la levée de l’interdiction de conduire faite aux femmes : il est plus que temps que la communauté internationale passe à la vitesse supérieure et rappelle l’Arabie Saoudite à ses obligations internationales en matière de droits humains. Ou mieux, qu’elle prenne des mesures face aux violations massives de ces dernières, car le temps des avertissements est largement dépassé. Il s’agit désormais de combattre l’impunité qui fut la règle en matière de violations commises par l’Arabie Saoudite.
Les pays occidentaux, puissants alliés de l’Arabie saoudite, ne doivent pas se contenter de réagir au cas Khashoogi mais doivent également exercer une pression durable sur le pays pour que des changements en profondeur s’opèrent envers les défenseur.es des droits humains. Ces dernier.es ne doivent plus être criminalisé.es, harcelé.es, discriminé.es. Leur situation doit désormais faire l’objet de l’attention des alliés de l’Arabie.
L’ONU doit ainsi de toute urgence ouvrir une enquête sur l’assassinat de Jamal Khashoggi. La pression internationale doit s’intensifier jusqu’à ce que tous/toutes les défenseur.es des droits humains encore détenu.es arbitrairement soient relâché.es. Pour que le Royaume comprenne qu’il n’est pas suffisant d’acquiescer gentiment devant les recommandations faites à chaque passage devant l’Examen Périodique Universel (l’Arabie ayant fait figure de « bon élève » en acceptant la majorité des recommandations faites lors de son dernier passage en 2013). Encore faut-il les mettre en pratique. Un conseil que l’Arabie saoudite ferait bien d’appliquer en vue de son prochain passage devant l’Examen, lors duquel on espère que des mesures auront été prises pour relâcher les défenseur.es enfermé.es. Car pour l’instant, l’Arabie Saoudite, membre du Conseil des droits de l’Homme, est loin de respecter les plus hauts standards en matière de promotion de ces droits, et devrait à ce titre en être exclue.
Photo: FlickR/Alisdare Hickson